Vision personnelle · · 4 min de lecture

Travailler avec passion. Le mythe qui rend l'épuisement acceptable ?

Travailler avec le cœur peut donner du sens, mais quand on y sacrifie son corps, son temps, son équilibre, ce n’est plus de l’engagement — c’est une dérive. Ce n’est pas la passion qui épuise, mais l’injonction silencieuse à tout donner, sans jamais poser de limites.

Travailler avec passion. Le mythe qui rend l'épuisement acceptable ?

Un collègue qui reste tard, encore.
Un manager qui salue « l'engagement hors norme ».
Un discours bien rodé : « Quand on aime ce qu'on fait, on ne compte pas. »
On reprend ces phrases sans y penser.
À force de les entendre, elles sonnent juste.
Mais qu’est-ce qu’elles laissent de côté ?
La fatigue, celle qu’on masque sous le rire.
Le doute, tapi dans le ventre.
L’élan de dire stop ou non, pris pour une défaite, un désaveu.

Parler de passion,
c’est parfois parler pour ne pas nommer de ce qui pèse,
de ce qui coince, de ce qui ne tient plus.
Pas toujours, non. Mais assez souvent pour qu’on garde les yeux ouverts.

Travailler avec le cœur, jusqu'à s'y perdre

Il y a ceux pour qui le travail a du sens.
Qui ne comptent pas leurs heures, non par soumission,
mais parce que ce qu’ils font résonne avec ce qu’ils sont.
Ils parlent de ce que leur travail permet.
De ce qu’il change concrètement pour quelqu’un.
Pas une exaltation. Plutôt une forme de présence au monde.
Leur métier pour eux c'est un acte de réalisation de soi,
un lien directe avec les autres, une exigence.
Cette implication sincère, dans bien des contextes, est captée.
Ce don de soi glisse, sans bruit,
des mains de celui qui donne à celles de ceux qui exploitent.
Sans qu’on en ait toujours conscience.
Quand on travaille avec le cœur,
il est facile de faire taire la fatigue.
De repousser la limite, de justifier l'injustifiable.
Parce qu’« on le fait pour les bonnes raisons ».
Peu à peu, ce qui tenait lieu d’élan devient ce qui épuise.
Le corps encaisse, absorbe, compense.
Jusqu'à ce qu'il n'ait plus de ressources
pour suivre ce qu'on exige de lui au nom de ce qu'on aime.
Ce n’est pas la passion qui tue.
C’est ce qu’on empile sur elle.
Ce qu’on exige d’un corps qui ne dit plus non.
C’est ce qu’on lui demande de supporter,
au nom de l’amour du travail,
sans jamais reconnaître le prix réel de cet engagement.

La passion, nouvelle norme silencieuse

Beaucoup d'organisations fonctionnent encore sur l’ordre,
la hiérarchie, la peur de décevoir ou d’être puni.
Ces logiques n’ont pas disparu.
Elles coexistent avec d’autres formes plus subtiles, plus insidieuses,
qui mobilisent le sens, l’engagement, la vocation.
On ne contraint plus. On motive et on inspire.
On fait en sorte que chacun s’auto-discipline.
Qu’il donne plus, persuadé que c’est pour lui.
Ce type d’engagement, sans garde-fou,
devient soumission, sous une forme silencieuse et consentante.
Et d’autant plus difficile à remettre en cause
qu’elle s’appuie sur des affects, pas sur des règles.
Celui qui doute, qui ralentit, qui veut poser des limites,
passe alors pour le déconnecté de service.
On dira de lui qu’il n’est pas assez investi,
qu’il n’est pas dans « l’esprit », ou encore qu’il manque de motivation.
Le groupe le marginalise sans le dire.
Et lui-même se juge, se culpabilise.
Parce qu’il n’arrive plus à ressentir ce qu’il devrait ressentir.
On s’éloigne de la relation de travail
pour entrer dans un engagement moral.
Parfois presque religieux.

Un camouflage collectif

Soyons clairs, ce qu’on appelle passion
sert souvent à cacher un problème plus profond.
Celui de l’incapacité du système à fournir des conditions de travail viables.
Dans les métiers de vocation, on le voit partout.
Enseignants, soignants, artisanat, métiers de la création ou de la transmission
ces professions reposent de plus en plus sur une logique sacrificielle.
Les moyens manquent, les réformes passent, et la fatigue reste.
On continue à exiger le même dévouement.
On s’appuie sur ceux qui y croient encore.
On construit même des dispositifs pour entretenir cette flamme.
On ne les compte plus les reconnaissances symboliques,
discours inspirants, et promesses de sens.
Mais la fatigue, elle, ne ment pas.
Et quand le corps s’effondre, on parle de burn-out.
Pas de surcharge collective ni de de contrat brisé.

Une fausse promesse universelle

Dans les discours dominants,
on affirme que chacun peut, voire doit, trouver un travail qui le passionne.
Que l’idéal professionnel est à la portée de tous,
pour peu qu’on s’en donne les moyens.
Mais cette croyance est un privilège.
Ce qu’on nous dit pas c’est qu’elle suppose un capital invisible
du temps, de la sécurité matérielle, un entourage qui soutient.
Ce sont des conditions rares.
Quand on travaille pour survivre, pour subvenir à ses besoins,
ou parce qu’on n’a pas d’autre option,
on peut difficilement se permettre de chercher sa flamme.
Tous les travails ne sont pas des vocations !
Vouloir les transformer en passions, c’est nier la réalité sociale.
C’est culpabiliser ceux qui, le soir,
n’ont plus la force de penser à demain.
Ceux qui finissent par croire qu’ils sont la faille.

Sortir du mythe

Ce n’est pas la passion qui pose problème.
C’est ce qu’on en fait.
C’est ce qu’on accepte de justifier, de sacrifier en son nom.
Aimer ce qu’on fait peut être une chance.
Mais ce n’est pas une armure contre l’épuisement.
Ce n’est pas une preuve qu’on doit sans cesse renouveler.
Passion impose des repères concrets, visibles, éprouvés.
Des signes clairs qui alertent quand on franchit la ligne
entre engagement sans faille et dérive délétère.

Acceptons d’ouvrir une brèche avec ces questions :

Ces questions ne résolvent rien.
Elles redonnent accès à sa propre parole,
à ce qui, en soi, n'était plus écouté.
Et c’est peut-être par là qu’on peut recommencer à aimer ce qu’on fait.
Pour de vrai. Sans se taire. Sans se perdre.

Il y a une différence entre donner le meilleur de soi,
et devoir tout donner pour que ça tienne.
Dans le premier cas, on crée.
Dans l’autre, on compense.
Reste à choisir de quel côté on veut tenir.

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