Le piège doré de l'abondance
On a cru que l'abondance allait nous délivrer.
Que le confort rendrait la vie meilleure.
Il l'a rendue plus simple.
Mais a-t-il vraiment rendu nos vies plus vivantes ?
Jamais nous n'avons eu autant d'objets, d'écrans,
de choix immédiats :
notifications incessantes,
livraisons instantanées, séries à la demande.
Jamais nous n'avons été autant sollicités, interpellés, pressés.
Et pourtant, jamais ce vide n’a été aussi lourd à porter.
Nous avons tout optimisé.
Et dans ce grand nettoyage,
nous avons mis en veille le goût de l’effort,
de la joie de percer un mystère,
de la palpitation discrète de ce qui résiste, frotte, accroche.
Le vrai piège aujourd’hui,
ce n’est plus le manque. C’est l’excès.
Un excès sans aspérité. Sans résistance.
Un clic pour manger. Un clic pour parler.
Un clic pour aimer ou en donner l'illusion.
Rien ne gratte. Rien ne gratifie vraiment.
Dans cette toute-puissance feutrée,
quelque chose se délite.
Le désir s'éteint à force d'être satisfait avant même d'émerger.
L'attention se dilue, incapable de s’arrêter.
Et la joie ? Elle devient tiède.
Confondue avec le confort immédiat.
Depuis quand vivre sans heurt est-il devenu plus désirable que vivre pleinement, même avec des accrocs ?
Le confort, cet anesthésiant
Tout commence bien.
Vivre mieux.
Alléger le quotidien.
Échapper à l’épuisement.
Qui refuserait ça ?
Mais voilà,
le confort, à force de vouloir bien faire,
finit par tout aplanir.
Poussé trop loin, il devient un sédatif discret.
Il nous endort doucement.
Il nous protège de l’inconfort
mais aussi de ce qui fait vibrer.
Dans le travail aussi, tout est devenu aseptisé.
Réunions sans conflit.
Feedbacks édulcorés.
Décisions sécurisées par des tableurs.
On pense éviter les tensions,
mais on finit par éviter la vérité.
Là où il faudrait décider, on consulte.
Là où il faudrait nommer, on contourne.
Le confort a remplacé la clarté.
Et avec elle, l'engagement.
À force de vouloir nous épargner le manque, le conflit, la tension,
c’est notre élan qui se dissout.
Ce creux intérieur, cette zone de frottement,
cette tension qui, justement, pousse à chercher,
à confronter, à créer, à s’engager pleinement.
Quand il n’y a plus rien à désirer,
il ne reste qu’à consommer.
Et très vite, à ne plus supporter d’attendre.
Nous avons désappris à différer.
L’idée même d’attendre, de laisser venir,
nous agace ou nous angoisse.
Il faut que tout soit là, tout de suite.
Sinon, c’est un manque. Une faute.
Un dysfonctionnement.
Mais différer, c’est laisser le désir grandir.
C’est laisser une pensée se former, une décision mûrir.
Sans délai, pas de profondeur.
Sans distance, pas de choix réel.
Plus rien ne résiste, donc plus rien ne marque.
Le monde devient plat.
Sans heurts, sans prises, sans émerveillement.
La friction fait mal, mais elle fait naître aussi.
Sans elle, la vie devient sans goût.
Quand avez-nous, pour la dernière fois, fourni un effort qui nous a fait du bien ?
Le prix caché de la "réussite"
L'épuisement derrière la façade
Nous avons troqué le mal de dos
contre le mal de tête.
L’effort physique
contre l’usure intérieure.
La précarité matérielle
contre la fatigue existentielle.
Quel est le prix réel de ce confort ?
Des heures déconnectées de ce qui compte.
Des liens superficiels au lieu de vraies présences.
Une curiosité remplacée par l’efficacité.
Sous la surface, une même logique infiltre tous les métiers.
Créatifs, techniciens, soignants, dirigeants
partout, la performance impose son tempo.
Chaque tâche devient un livrable.
Chaque geste, un justificatif.
Ce qui prend du temps, ce qui se cherche,
ce qui se tisse, devient suspect.
À force de traquer le rendement, on perd la nuance.
À force de chercher l’impact, on étouffe l’élan.
On fait, mais sans conviction.
On avance, sans vraiment savoir vers quoi.
On s’épuise à travailler plus
non pour survivre,
mais pour maintenir un niveau de vie
qu’on n’a plus l’énergie de vivre.
Et quand enfin on atteint ce niveau de confort qu’on pensait désirer,
quelque chose sonne creux.
Comme si, en chemin,
on avait perdu le fil de ce qui comptait vraiment.
Ce confort est-il le nôtre ? Ou celui qu’on nous a appris à désirer ?
La mécanique du "toujours plus"
Plus d’argent. Plus d’objets.
Plus de réunions sans fin, plus de KPI sans âme.
Plus d’expériences organisées.
Plus de performance.
Mais pour quoi ? Quel cap ? Quelle direction ?
On avance par peur. Par comparaison.
Par automatisme. Pas par élan.
Chaque nouveau confort nous dépossède un peu plus.
De notre lucidité.
De notre capacité à être là. Présent.
Réellement présent.
Pas devant un écran. Pas dans une interface.
Mais dans le monde rugueux et réel.
Et cette logique infiltre aussi le travail.
Les organisations veulent tout anticiper.
On multiplie les procédures, les comités, les validations.
Tout pour éviter le flou, l'accroc, l'imprévu.
Mais ce trop-plein de contrôle épuise plus qu’il ne protège.
Plus personne ne décide. Chacun se couvre.
Et plus nous lissons nos vies,
plus l’incertitude nous fait peur.
Le moindre contretemps devient une menace.
Le moindre accroc, une injustice.
Ce confort censé rassurer
nous a rendus vulnérables au moindre imprévu.
Plus nous éliminons l’aléa, plus nous paniquons face à lui.
Nous avons sécurisé le quotidien, mais à quel prix ?
L’anxiété prospère dans les vies trop lisses.
Ce "plus" nous emmène-t-il vers quelque chose qui a du sens ? Ou nous maintient-il occupé, docile, sans direction ?
Reprendre la main
On confond souvent confort et liberté.
Parce que tout est fluide, accessible, personnalisable,
on croit être souverains.
Mais quand tout est prévu, balisé, assisté
que reste-t-il à choisir vraiment ?
L’excès de confort finit par infantiliser.
On perd le goût de décider.
On délègue à des interfaces ce qui relevait autrefois de notre discernement.
Et à force de ne plus choisir, on ne sait plus ce qu’on veut.
Reprendre la main, c’est refuser cette dépossession douce.
Reprendre la main ne veut pas dire vivre dans la privation.
Cela veut dire choisir ce qui compte, même si cela gratte.
Ce qui résiste. Ce qui oblige à être là, vraiment.
Qu’est-ce qu’on sacrifie, à force de vouloir tout aplanir ?
Notre vitalité, notre discernement, notre capacité à traverser le réel.
Reprendre la main, c’est aussi réintroduire de la friction.
Faire, rater, recommencer.
Réparer au lieu de remplacer.
Supporter l’ennui sans le fuir.
S’asseoir dans le silence, sans réflexe de diversion.
Enfin, reprendre la main,
c’est cesser de consommer du sens.
Le sens ne se livre pas à domicile.
Il se forge dans l’effort.
Il se cherche dans l’inconfort.
Il se découvre dans ce qui nous engage.
Le vrai luxe ? Ce n’est pas la facilité.
C’est le choix.
Choisir ce qui construit, pas ce qui épargne.
Choisir la densité plutôt que la fluidité.
Et pour celles et ceux qui dirigent, qui encadrent, qui créent
la tentation du confort est partout.
Dans les outils qui décident à leur place.
Dans les indicateurs qui rassurent au lieu d’éclairer.
Dans les comités qui paralysent au nom du consensus.
Mais leur rôle n’est pas de supprimer ce qui résiste.
C’est de maintenir l’accès au réel, même quand il dérange.
Pas pour résister par principe.
Mais pour rester en prise avec ce qui compte.
Parce qu’à force de tout rendre fluide,
on finit par ne plus savoir où ancrer ses gestes.