Organisation sur mesure · · 6 min de lecture

La flexibilité, ennemie du travail bien fait

On nous dit d’être souples. Mais à force de plier, on finit par perdre ce qui tenait. La concentration. Le geste. Le cap. Ce n’est pas une fatigue passagère. C’est une usure de fond. Il est temps de défendre ce qui permet de bien faire. Même quand ça ne se voit pas tout de suite.

La flexibilité, ennemie du travail bien fait

On nous somme d'être agiles.
Flexibles.
De pouvoir changer de priorité,
de rythme, de cap, au moindre signal.

La flexibilité est devenue la vertu cardinale du professionnel moderne.
Une preuve d'adaptation.
Une signature de valeur dans les organisations.

Mais que sacrifions-nous sur l'autel de cette adaptabilité érigée en dogme ?

Regardons-la de plus près,
cette flexibilité-là.
Celle qui exige une réaction immédiate,
une reconfiguration permanente,
une présence disponible et indifférenciée.
Celle qui confond souplesse et servitude.

Ce qui se perd alors,
ce ne sont pas que des repères de confort (lieu, horaire, routine),
mais des repères plus vitaux encore
ceux qui fondent la possibilité de bien faire.

Car ce qui donne du poids,
du sens, et parfois même de la joie au travail,
c’est la trace laissée par un geste accompli avec soin.
C'est l’ouvrage que l’on peut regarder
avec une forme de fierté tranquille.
C'est le sentiment d'avoir été pleinement présent à ce qu'on faisait.

Or, l'agilité permanente sabote cela.
Elle exige de sauter d'une chose à l'autre,
de faire vite plutôt que de faire bien.
Elle empêche la durée, l'approfondissement,
la lente maturation d'une idée ou d'un savoir-faire.

Elle nous pousse à tout commencer,
mais à ne rien conduire jusqu’au bout.

Ce glissement n'est pas anodin.
Il produit une forme d'usure invisible,
qui touche à la dignité du travailleur.

Ce n’est pas une simple fatigue.
C’est un effritement plus insidieux.
Quelque chose se perd. Pas d’un coup.
Mais par grignotage.
Et quand on lève la tête, il est déjà trop tard
ce qu’on appelait “travail” ne tient plus.

Concentration. Maîtrise. Accomplissement. Cap.
Quatre ressources vitales.
Quatre lignes de fuite à repérer.
Avant de s’y perdre tout entier.
Quatre atteintes au cœur de ce qui nous permet d'être pleinement engagés,
lucidement présents, et psychiquement soutenus par notre travail.

1. Perdre la concentration profonde

Le bel ouvrage,
qu'il soit intellectuel, manuel, relationnel,
exige de l'immersion.
Non pas une attention distraite,
mais une présence épaisse.
Une forme d'accord entre le geste et l'esprit.
Cela demande du temps. Du vrai.
Un moment sans pression.
Où l’on peut se poser,
s’installer, et aller au bout.

La flexibilité érigée en système brise cela.
Elle installe un climat d'urgence flottant,
une tension qui ne lâche jamais.
À tout moment, on peut être happé par une notification,
une demande, une interruption.
Et on perd le fil.
Encore.

L'attention devient hachée.
Elle se réduit à une suite de fragments.
Plus rien ne descend en profondeur.
L'état de "flow", si souvent idéalisé,
devient hors d'atteinte non par manque de compétence,
mais par absence de conditions.

La flexibilité devient synonyme de superficialité imposée.
Les gens sont motivés.
Mais on leur a volé les conditions pour bien faire.

Combien de fois avez-vous abandonné une idée, juste parce que vous avez été coupé au mauvais moment ?

2. Perdre le geste maîtrisé

Maîtriser un geste, une tâche, un domaine,
suppose de s'y confronter dans la durée.
Revenir, affiner, comprendre ce qui résiste,
et décider de ne pas le contourner trop vite.
L'artisan, le chercheur, le soignant savent cela.
La qualité exige une forme d'entêtement.
Elle demande du retour, de l'exigence,
du regard critique, de l'humilité face au réel.

Mais dans un environnement où la réactivité est valorisée
comme une preuve d'efficacité,
cette lente maîtrise devient suspecte.
On préfère celui qui peut tout faire,
tout de suite, au métier profond.
La polyvalence, la disponibilité, la rapidité
sont les nouveaux marqueurs de valeur.

Alors on se détache du geste juste.
On improvise, on "gère".
Et peu à peu,
on oublie la satisfaction de savoir faire quelque chose avec rigueur.

L'efficacité devient un simulacre
on fait vite, on passe à autre chose,
mais ce qui est fait ne tient pas.
On produit de l'instable.

Êtes-vous reconnu pour ce que vous avez appris à faire avec maîtrise, ou pour votre capacité à tout réorienter sans broncher ?

3. Perdre le sentiment d'achever

Il y a un plaisir discret, presque intime,
à voir quelque chose mené jusqu'au bout.
Ce moment où l'on peut dire "c'est fait !".
C'est abouti.
Non pas parfait, mais achevé avec soin.

Ce plaisir-là est de plus en plus rare.
On sait encore s'impliquer.
Mais les conditions pour aller au bout s'effondrent peu à peu.
Les projets changent de cap.
Les tâches sont commencées,
puis suspendues, puis remplacées.
On empile des amorces sans suite,
des dossiers ouverts mais jamais refermés.

Alors peu à peu, quelque chose s’use en nous.
L’envie de s’impliquer faiblit.
Pourquoi donner le meilleur de soi
si ce qu’on construit peut être effacé demain ?
Le travail devient une agitation sans trace.
À force de ne rien finir, on ne sait plus ce qu’on a vraiment fait.

La satisfaction du travail bien fait
ne tient pas seulement à la qualité de ce qu'on produit,
mais à la conscience de l'avoir porté jusqu'à son terme.

Quand avez-vous pour la dernière fois ressenti cette paix singulière, celle d'avoir conduit quelque chose jusqu'au bout, sans l'abandonner en chemin ?

4. Perdre son cap

On nous dit : "tu es libre".
Libre de choisir, libre de répartir ton temps,
de définir tes priorités, de t’organiser.
Cela sonne comme une promesse d’émancipation.
Mais cette autonomie proclamée se transforme souvent
en une suite de micro-décisions épuisantes.

Lorsque les repères collectifs sont flous,
que les cadres changent sans cesse,
que les consignes sont implicites ou mouvantes, l
a responsabilité s’effrite et glisse vers l’individu.
Chacun doit arbitrer seul, en permanence.
Faut-il répondre tout de suite
ou terminer ce que j'ai commencé ?
Faut-il dire oui à cette nouvelle demande
ou protéger mon énergie ?
Qu'est-ce qui est vraiment prioritaire ?

Ce bruit de fond d'incertitude ronge la disponibilité mentale.
La flexibilité devient un mode opératoire déresponsabilisé
chacun s’adapte, mais personne ne tient le cadre.
Le sentiment d'autonomie finit en solitude, isolé.
On doit tout décider seul,
sans cap commun, sans appui clair.
Et ce qu'on appelle liberté
n'est souvent qu'une fatigue bien habillée.

Cette "liberté" de vous adapter constamment vous dynamise-t-elle... ou vous épuise-t-elle à force de devoir penser à tout, tout le temps ?

Réhabiliter l'artisan en soi. Défendre le temps du faire.

Il ne s'agit pas de rejeter l'adaptation en bloc.
Mais de retrouver la maîtrise de nos conditions de travail.
De créer des espaces où la qualité peut à nouveau émerger.
Non comme une exception, mais comme un principe.

Résister à l'urgence comme mode de fonctionnement.
Redonner du poids au geste.
Choisir consciemment ce que l'on veut protéger.

Ce n’est pas une croisade.
C’est un travail d’ajustement.
Un travail modeste, mais lucide
pour créer les conditions où faire bien redevient possible.
Un pas après l’autre.

Voici quelques appuis :

Retrouver la fierté du geste juste.

Ce n’est pas ralentir.
C’est choisir ce qu’on veut honorer.
C’est retrouver une forme de tenue,
une manière d’habiter ce qu’on fait.
Pas pour plaire. Mais pour tenir.
Pour faire ce qui compte. Et pouvoir s’y tenir.

Quel sera votre premier geste pour protéger ce qui mérite d'être bien fait ?

Ce n’est pas un appel à ralentir.
C’est un appel à retrouver du poids dans ce qu’on fait.
À tenir bon là où tout pousse à céder.
À défendre ce qui compte, même quand ça ne se voit pas tout de suite.

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